QUI VEUT LA PEAU DES SITES MÉDIAS ?
Mai 2015 : Facebook annonce le lancement prochain de ses « articles instantanés », permettant aux lecteurs un chargement accéléré des contenus dans l’application Facebook. Août 2015 : Adblock connait une croissance de ses utilisateurs de 41 % et ne fait que s’accélérer. Octobre 2015 : Google lance ses « accelerated mobile pages » (AMP) pour faciliter la lecture des contenus sur mobile. Février 2016 : Médiamétrie refuse d’intégrer les audiences des articles instantanés de Facebook aux audiences classiques…
Quel est le rapport entre ces quatre évolutions ? La grande difficulté des sites médias, pris par un effet ciseaux entre baisse des revenus (Adblock, articles instantanés de Facebook) et augmentation des coûts (pages AMP de Google, multiplication des réseaux sociaux médias – Snapchat, Pulse LinkedIn…). Une difficulté qui questionne l’intérêt même des sites médias. Explications.
Précision : par « site média », nous entendons ici les sites de contenu en général et les sites de contenu qui vivent de la publicité en particulier. Ces sites peuvent être les sites de presse, mais dépassent largement ce seul spectre (sites de marques, sites institutionnels, sites d’associations, etc. tous ayant comme point commun de produire régulièrement du contenu).
Le financement des sites médias, grignoté par Adblock (mais pas seulement)
Adblock assèche la première source de revenus des sites médias
En 2015, les pertes dues à Adblock ont été estimées à 22 milliards de dollars. Concrètement, cela signifie que les éditeurs de sites ont vu leur échapper 22 milliards de dollars de revenus en une seule année. Et ces pertes seront croissantes : d’après la même estimation, c’est 41 milliards de dollars que les éditeurs verront s’envoler en 2016 !
Certes, ces pertes ne concernent pas seulement les sites médias : dans la pratique, tous les sites sont concernés par les pertes dues à Adblock. Cependant, ce chiffre donne une perspective de l’ampleur des dégâts pour des sites qui se financent via la vente d’espace sur leurs sites pour afficher de la publicité.
Ajoutons pour clore ce premier constat que la publicité est souvent une importante source de financement des sites médias, si ce n’est la première (je confesse ne pas avoir trouvé d’informations chiffrées sur ce point : si un lecteur a des éclairages à faire, qu’il n’hésite pas ! ). Adblock provoque donc inévitablement une baisse importante des revenus pour les sites médias (à tel point d’ailleurs que certains sites bloquent dorénavant les utilisateurs d’Adblock).
L’audience sociale (des articles instantanés de Facebook) ne vaut rien aux yeux des annonceurs
En février 2016, Médiamétrie a refusé d’intégrer les audiences des articles instantanés de Facebook aux audiences médias classiques. Pour rappel, pour bénéficier de cette fonctionnalité, les éditeurs doivent héberger leurs contenus directement dans Facebook (ce qui n’est pas sans poser certains problèmes).
La décision de Médiamétrie aura un impact potentiellement très important sur le financement des sites médias : les éditeurs vendront moins cher leur publicité par rapport à ce que leur audience totale pourrait leur permettre.
La décision de Médiamétrie n’a rien d’anodin pour les éditeurs de sites médias : elle aura un impact potentiellement très important sur leur financement. Pourquoi ? Pour le comprendre, il faut s’arrêter une seconde sur le fonctionnement du marché publicitaire. Grossièrement, les «annonceurs», donc les marques qui achètent de la publicité, se voient proposer des prix d’achat en fonction des études d’audience, dont celle de Médiamétrie. Concrètement, en tant que média, je vends un espace sur mon site pour X euros parce que mon audience est de Y. Plus l’audience est forte (et plus celle-ci est riche – CSP+ par exemple), plus les espaces sont chers et plus le site média gagne de l’argent.
On comprend alors pourquoi ne pas intégrer l’audience des articles instantanés aux audiences des sites peut avoir un impact sur leur financement. Si cette audience n’est pas prise en compte par Médiamétrie, c’est qu’elle n’existe pas aux yeux des annonceurs puisque ceux-ci s’appuient sur ces études pour évaluer le bénéfice de la publicité sur tel et tel site média. In fine, les éditeurs de sites médias vendront donc moins cher leur publicité par rapport à ce que leur audience totale pourrait leur permettre.
Les coûts de production explosent (parce que l’usine à contenus standardisés n’existe plus)
En plus de cette baisse structurelle des revenus, les propriétaires de sites médias sont confrontés à une augmentation des coûts. Ces surcoûts sont, après la baisse des revenus, la deuxième lame de l’effet ciseaux que subissent les sites médias.
Les pages AMP de Google obligent les éditeurs à coder leurs contenus deux fois : pour desk et pour mobile
Depuis que Google a lancé ses « accelerated mobile pages » (AMP), c’est-à-dire les pages web conçues pour mobile afin d’accélérer leur temps de chargement, les éditeurs sont confrontés à un choix :
Ce choix engendrera, d’après l’annonce originelle de Google et surtout les commentaires de lecteurs qui font suite, une disparition des embeds autres que les produits de Google et les quelques partenaires. Google favoriserait donc ses produits avant tout. Concrètement, un embed YouTube (propriété de Google) bénéficiera du temps de chargement rapide, mais pas les services concurrents (Viméo, par exemple). Ce à quoi il faut ajouter ladisparition des trackers analytics, des pages interactives comme les datavisualisations… et peut-être même des empêchements de propulser certaines publicités (ce point n’est pas tout à fait clair pour l’instant) !
Il est improbable qu’un site média accepte d’abandonner toute la dimension interactive et analytics de son site. Pour autant, il est tout aussi improbable que ces mêmes sites refusent le bénéfice des pages AMP de Google.
Ce choix est évidemment théorique. En réalité, il est très improbable qu’un site média accepte d’abandonner toute la dimension interactive et analytics de son site. Pour autant, il est improbable que ces mêmes sites refusent le bénéfice (manifestement réel) des pages AMP de Google. Il faudra donc coder chaque page deux fois : pour desk et pour mobile, ce qui représente un évident surcoût de production pour les éditeurs de sites médias.
L’audience des contenus médias est de plus en plus sociale (et nécessite donc souvent une coûteuse production ad hoc)
L’augmentation des coûts s’explique aussi par le fait que l’audience web s’est fragmentée : les contenus des sites médias sont dorénavant consultés par DES audiences (Pulse, Instant articles, Snapchat…), parallèles et complémentaires à l’audience qui se rend sur le site lui-même. Autrement dit, les tuyaux (Twitter, Facebook…) ne vont plus vers le site média, mais deviennent le site média.
Une tendance qu’on retrouve partout :
Aussi diverses qu’elles soient, toutes ces initiatives posent une seule et même question : en tant que producteur de contenus, pourquoi entraver la lecture de mes contenus par une étape inutile (la migration vers mon site à partir d’un réseau social) si je peux toucher l’audience à la racine, d’autant plus que cette audience est massive ?
Investir des plateformes comme Snapchat n’est plus réellement une option, mais une obligation de survie. Cette obligation se paye néanmoins en coût de production : le Wall Street Journal y consacre par exemple… 5 personnes à temps plein !
À l’occasion des 1 an de « Discover », sa fonctionnalité créée pour les sites médias,Snapchat revendiquait 5 milliards de vidéos vues par jour… Autre argument et non des moindres : l’audience de Snapchat est jeune alors que l’audience de certains médias installés est vieillissante (plus de 50 ans en moyenne pour les JT français !). À cette aune, investir des plateformes comme Snapchat n’est plus réellement une option, mais une obligation de survie. Cette obligation se paye néanmoins en coût de production : le Wall Street Journal y consacre par exemple… 5 personnes à temps plein !
Cet exemple illustre le problème des coûts croissants pour les sites médias : non seulement les contenus produits doivent être soignés pour gagner la fameuse guerre de l’attention, mais en plus les contenus doivent être réadaptés pour chaque plateforme. Ainsi, pour un seul et même sujet, un média créera non plus UN contenu distribué sur plusieurs réseaux sociaux, mais DES contenus spécialement conçus pour Snapchat, pour Instagram, pour YouTube, etc.
Autrement dit, le raisonnement qui consiste à concevoir un contenu pour un site média et à le relayer ensuite sur les réseaux sociaux est un modèle dépassé pour quiconque veut embrasser une large audience, tout simplement parce que celle-ci s’est fragmentée entre les différentes plateformes.
Faut-il encore investir dans un site média ?
Les éléments détaillés ci-dessus pourraient laisser penser que non. Objectivement, le modèle du site média financé par la publicité bat clairement de l’aile : la valeur que créent les sites médias, lorsqu’elle est mesurée financièrement par la publicité, est phagocytée par les réseaux sociaux (avec l’accord des éditeurs, bien sûr, qui voient dans ces outils des supports d’acquisition d’audience).
Alors qu’auparavant, les sites médias gagnaient de l’argent grâce à leurs contenus (via la vente d’espaces de publicité), non seulement ces revenus s’effondrent, mais les contenus sont devenus doublement plus coûteux : plus coûteux pour la production à cause de la multiplication d’espaces sociaux (qui nécessitent DES productions ad hoc) et plus coûteux pour la diffusion puisque les éditeurs sont contraints d’acheter de la publicité pour être visible sur ces réseaux sociaux !
Sauf éventuelle exception, un contenu publié sur un réseau social n’appartient pas au producteur, mais au réseau social en question. Chaque fois que nous y publions quelque chose, nous choisissons de permettre à ces plateformes de faire ce que bon leur semble de ces contenus.
Mais… … délaisser les sites « propriétaires » (dont les contenus vous appartiennent puisqu’ils sont hébergés sur des serveurs dont vous payez la location ou l’achat) au profit des médias sociaux peut avoir des conséquences très problématiques pour les éditeurs. Pourquoi ? Sauf éventuelle exception, un contenu publié sur un réseau social n’appartient pas au producteur, mais au réseau social en question.
Ce fait a des conséquences pratiques (et délétères) : chaque fois que nous publions sur Facebook, Snapchat ou Vine (ou autres), nous choisissons de permettre à ces plateformes de faire ce que bon leur semble de ces contenus. Anodin ? Pas tellement quand on sait par exemple que Yahoo! a vu sa chaine Discover sur Snapchat fermer du jour au lendemain, une fermeture évidemment décidée par Snapchat.
Au-delà, le problème se pose aussi pour les analytics : ces réseaux sociaux ne communiquent seulement, en termes de données KPI, que ce qu’ils veulent bien communiquer. Autrement dit : vous ne pourrez jamais savoir complètement à quel point votre investissement fonctionne et devrez faire avec les seuls KPI que ces réseaux sociaux veulent bien libérer.
Dans ces deux cas, propriété du contenu et sources d’analytics, le problème ne se pose pas avec un site média « classique » : vous implémentez vos outils d’analytics et vous êtes intégralement décisionnaire sur le devenir de vos contenus. Ces avantages peuvent paraitre mineurs face aux potentialités qu’offrent les réseaux sociaux (notamment en termes d’audience), mais ils devraient pourtant pousser les marques à ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier – ou au moins à en garder quelques-uns pour leur site média.
Source image : Shutterstock
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